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MBGC Editions Monique Bellini

SOUVENIRS DE VERO. U TRAGULINU

27 Janvier 2023 , Rédigé par MBGC Editions Publié dans #Extraits des livres

           

 

                Notre engouement pour les devins avait été attisé, fomenté, par le récit peu banal que le grand-père racontait à la veillée. Je parle ici de grand-père Armani, celui qui, durant la guerre de 1870, avait payé cinq sous une portion de rat dans le Paris affamé. Celui qui par vanité avait fait tomber dans le plateau de l’église le Louis d’or qui ne lui appartenait pas. Bref, le papa de Lùnetta avait été contraint de se laisser dire « la bonne aventure ».

            Chaque année, pour la saison de chasse, Xavier Armani retrouvait des amis très chers qui vivaient dans un autre canton. Xavier prenait la diligence, peut-être en changeait-il plusieurs fois ? Puis, il marchait très longtemps pour rejoindre la ferme immense et isolée qui se trouvait tapie à l’intérieur des terres. Cette vaste et accueillante demeure abritait le père, la mère, les fils et belles-filles, les petits enfants, les domestiques. C’était une véritable ruche, une sorte de bourgade débordante de richesses et de joie de vivre.

 

              Ce soir-là était un soir comme les autres...

            La famille se trouvait réunie dans la grande salle. Les hommes conversaient devant le feu de bois. Les femmes s’occupaient des derniers préparatifs pour le repas qui allait être, suivant la coutume corse, long et copieux. Le couvert était dressé on n’avait pas oublié « la place du Pauvre ». En Corse, la loi de l’hospitalité est sacrée.

            Chez les montagnards, les bergers et les paysans forts modestes, il était alors d’usage de pratiquer à « Casa Aparta ». - la maison ouverte. - Chez celui dont le niveau social était un peu plus élevé et qui craignait de ne pas revoir à son retour ses meubles et sa jolie vaisselle, on ne manquait à aucun repas, de placer sur la table, le couvert destiné au voisin, à l’ami, au pauvre, au voyageur, à l’étranger. Le couvert de l’étranger fut ce soir-là occupé par un pauvre colporteur, « U Tragulinu  », comme on les appelle chez nous. Il était vieux et fatigué. Il mangea la soupe de légumes, il savoura les charcuteries, il fit honneur aux omelettes à la brousse et à la menthe fraîche, il but avec délice le vin de la treille et trouva une place pour les fromages de chèvre et de brebis. Le repas s’était terminé et les hommes savouraient maintenant la fameuse eau de vie parfumée à la poire. Le colporteur restait silencieux, il n’avait pas grand-chose à relater de son existence de misère, pourtant il posa son verre et alla discrètement fouiller dans son barda. Il revint et s’adressant au patriarche, tendit un paquet de vieux tarots, maintenu par une lanière de cuir.

            — Si le maître de cette demeure m’en donne l’autorisation, je serais heureux de lui prédire l’avenir, ainsi que celui de sa famille. Je n’ai rien d’autre à offrir en guise de remerciements pour un accueil aussi chaleureux.

            Le patriarche sourit, il ne croyait pas en ses sornettes, mais un refus de sa part aurait signifié qu’il rejetait le présent du pauvre vagabond.

            — J’accepte avec plaisir. Cependant, j’ai auprès de moi mon ami de toujours. Il est plus que de ma famille et il est mon hôte précieux. Afin de ne point faillir aux lois sacrées de l’hospitalité, il faut que tu me fasses l’honneur de prédire l’avenir à mon ami avant de t’intéresser au mien. 

            Le colporteur secoua aimablement la tête et tendit les cartes à grand-père.

À cette époque, Xavier était père de deux enfants. Le tragulinu lui annonça de nouvelles naissances. Les cartes étaient belles, les enfants allaient être bien pourvus et toujours en parfaite santé. Xavier Armani était heureux sachant toutefois que cette prédiction n’était que pure fable. Les cartes passèrent au riche fermier.

            Sur la demande du colporteur, il coupa de la main gauche, dégagea des cartes du paquet. Le colporteur devint livide, il tremblait. Toute la maisonnée restait accrochée à ses paroles et à ses gestes. Le vieil homme était mal à l’aise. Il demanda de recommencer à mélanger les tarots, à couper et choisir de nouvelles cartes. Malgré tout, il restait silencieux. Une troisième fois, il fit découvrir le jeu, puis il dit d’une voix chevrotante :

            — Les cartes ne veulent pas parler... Ça arrive parfois, pour certaines personnes, ou par rapport aux positions de la lune...

            Le maître des lieux eut un geste large. Si les cartes ne voulaient point se révéler, cela n’était pas dramatique, il en était même quelque peu satisfait, car il n’avait aucune envie de prêter une oreille attentive à ce ramassis de mensonges.

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